Les dix heures du procès des frères Traoré

Les dix heures du procès des frères Traoré

Maître Caty Richard a défendu les huit membres des forces de l’ordre (photo J.-L. G.).

 

 

Bagui et Yssoufou Traoré ont été condamnés à huit et trois mois de prison par le tribunal correctionnel de Pontoise au terme d’une audience marathon. Le premier est resté en prison, le second est ressorti libre.

 

Bagui Traoré, 25 ans, est le frère ainé d’Adama Traoré, décédé lors de son interpellation par les gendarmes de la Brigade de Persan, le 19 juillet dernier, et dont la mort a déclenché plusieurs nuits de violences cet été puis en novembre, dans le quartier de Boyenval ? à Beaumont. Il comparaissait devant le tribunal correctionnel de Pontoise pour violence envers une policière municipale, menaces de mort et outrages à agents de la force publique, lors du 17 novembre, devant la mairie de Beaumont, en marge d’un conseil municipal qui avait été annulé. Dans la même soirée, Boyenval était le lieu de tirs de mortiers, jets de cocktail molotov, une affaire dans laquelle deux autres personnes ont été déférées.

A côté de Bagui, son cadet de trois ans, Yssoufou se tient lui aussi dans le box des accusés pour menaces de mort et insultes. Six policiers municipaux de la Ville de Beaumont et deux gendarmes de la Brigade de Persan occupent le premier rang réservé aux parties civiles. Au terme d’une séance marathon de plus de dix heures démarrée à 13 h 30 le mercredi 14 décembre, qui achève peu après minuit, jeudi 15 décembre, Bagui et Yssoufou Traoré sont reconnus « coupables de l’ensemble des faits » qui leur sont reprochés. Bagui Traoré est condamné à huit mois d’emprisonnement avec interdiction de se rendre à Beaumont pendant deux ans. Son frère écope de trois mois ferme, mais assortis d’un aménagement de sa peine qui lui permet de ressortir libre du tribunal.

En début d’après-midi, dans la salle des pas perdus, Maître Caty Richard présente son axe de défense face aux nombreuses caméras : « Contrairement à ce que l’on veut nous faire croire il n’y a pas d’acharnement contre les Traoré. On ne sait plus que faire pour créer l’agitation, c’est délirant de nous asséner la thèse du complot. Mes clients ont formellement identifié les deux frères. La policière qui a pris un coup n’a pas identifié son agresseur, mais des personnes ont vu la scène, donc elle a porté plainte. C’est aberrant de faire croire à une dénonciation calomnieuse. Il n’y a ni vengeance, ni acharnement, mais la justice qui doit passer. »

Lorsque dans la salle numéro 3 du Tribunal correctionnel de Pontoise, la présidente Dominique Andréassier (le magistrat qui avait dirigé le procès du crash du Concorde en 2000 à Gonesse) déclare l’audience ouverte, les deux frères Traoré se lèvent, encadrés par des gendarmes portant des gilets pare-balles. La salle est entièrement occupée par leurs soutiens et de nombreux journalistes. Des policiers sont déployés à l’intérieur. Bagui porte un pull épais sous son anorak. A chaque accusation d’une partie civile, il s’agace. Mais sans jamais chercher le regard des victimes. « Je n’ai rien fait. Je ne reconnais rien. C’est un complot », s’adresse-t-il à la présidente. Pendant que s’exprime le chef de la Brigade de la gendarmerie de Persan, Bagui Traoré mâchonne quelques mots, effectue des mouvements de tête qui veulent dire « non ». Ecoutant l’un des deux maîtres- chiens le mettre en cause dans le fait le plus grave, un coup asséné à une policière municipale, il réplique : « C’est faux, son histoire ne tient pas debout. Un gendarme m’a gazé, je ne sais pas pourquoi, peut-être qu’il a eu peur. C’est un complot, répète-t-il, pourquoi ils m’attrapent cinq jours après et me mettent en prison ? » Ou encore : « Mais c’est une pièce de théâtre, une poésie apprise ! » Il nie tout en bloc, comme son jeune frère Yssoufou. Tout juste l’aîné reconnaît-il des insultes envers ses… propres amis, « car ils ont fait n’importe quoi et c’est pour cela que nous ne sommes pas rentrés. » Bagui s’énerve. L’un de ses avocats, Me Yassine Bouzrou, lui demande de se calmer. « Oui, c’est la vérité, j’ai insulté des amis, ils foutaient le bordel. »

 

L’entrée des policiers municipaux, parties civiles dans cette affaire (photo J.-L. G.).

 

 

Les vidéos ne parlent pas

 

Deux vidéos ont été étudiées par les enquêteurs mais elles n’ont pas déterminé les responsabilités. « L’une provient d’un gendarme depuis l’intérieur de la mairie et un peu à l’extérieur, précise la présidente. La deuxième vidéo a été diffusée sur le compte Facebook de ‘’La vérité pour Adama’’. En travaillant sur ces images, les gendarmes sont arrivés aux conclusions que ça pourrait être Bagui avec une veste beige, une chemise bleue, un pantalon noir. On voit très mal les visages sur les deux vidéos. Un seul individu semble correspondre à la description (note : la défense parle de deux ou trois personnes noires portant une veste beige ce soir-là). Il tente de forcer le passage. On le voit quitter la zone de la policière en courant après le coup porté. Dans ce temps court, il y a des insultes, des menaces. Les enquêteurs disent que les images sont de trop mauvaises qualités pour identifier les deux frères. Et aucun témoin neutre n’est venu se manifester ». Alors les accusations se fondent sur les témoignages des policiers municipaux et des gendarmes.

Et d’abord celles du commandant de la Brigade de gendarmerie de Persan : « Il y avait 38 sièges pour le public dans la salle du Conseil. Tout le monde ne pouvait rentrer (note : la quasi-totalité des places étaient occupées alors que la famille Traoré et ses proches se tenaient à distance du bâtiment, en attendant l'heure de la séance). Face à cette interdiction, j’’ai vu Bagui Traoré taper la porte d’entrée, sans raison il m’a insulté : ‘’Fils de pute’’. Il m’a bousculé sans me blesser. Je n’ai pas fait le moindre geste, cela n’aurait pas été raisonnable de procéder à son interpellation, ç’aurait risqué d’aggraver la situation. Je l’ai formellement reconnu, je l’avais rencontré un mois plus tôt dans le quartier de Boyenval. Il y avait trois personnes, dont Bagui Traoré, je l’ai vu se détacher du groupe et se jeter sur la policière. Pour le coup donné, je ne sais pas si c’est lui, c’était hors de mon champ de vision. » L’un des deux maîtres-chiens de la police municipale affirme, lui, avoir formellement reconnu l’auteur des faits : « Bagui Traoré a mis coup de poing à la mâchoire de ma collègue, j’étais à trois, quatre mètres, Il m’a dit : ‘’Je vais te buter toi et ton chien’’ . La policière a utilisé sa bombe lacrymogène juste avant d’être agressée, puis une seconde fois en réaction à cette agression. » Le second maître-chien a sorti l’animal de son véhicule, sans le détacher, « pour protéger mes collègues », dit-il. L’individu a fait le geste d’un coup de pied, mais il ne lui a pas donné. Le chien a réagi en heurtant violemment la cuisse de son maître. « Alors, vous avez porté plainte contre X… Et X, c’est le chien ? » ironise Me Yassine Bouzrou, l’un des avocats des Traoré.

 

Bagui Traoré : « Si j’avais frappé la

policière, elle n’aurait plus de tête ».

 

La policière frappée à la tête s’exprime à son tour : « J’asperge l’agresseur de l’un de mes collègues qui était acculée, je suis frappée par surprise par un individu plus grand que moi. » Elle souffre d’un oedème à la mâchoire, s’est fait soigner à la clinique Conti, à L’Isle-Adam, pas à l’hôpital de Beaumont « en cas de troubles », car Bagui Traoré, gazé, s’y était présenté. « Je suis à Beaumont depuis plusieurs années, je voyais régulièrement les Traoré dans le centre-ville, raconte-t-elle en répondant à une question de la présidente. Je n’avais jamais eu de problèmes avec eux. » Elle a d’abord porté plainte contre X puis contre Bagui Traoré précisément lorsqu’un autre policier lui a donné le nom de son agresseur. Dans le box, l’accusé est excédé. Il rappelle qu’il porte toujours de nombreuses bagues. « Or, il n’y a pas eu coupure au visage », relève son avocat. La seconde policière se présente à la barre. Elle est en poste à Beaumont depuis le 7 octobre 2016. Quel baptême du feu pour la jeune femme ! Elle a même déposé plainte contre un… élu. Une bousculade involontaire sur le perron de la mairie qui a occasionné chez elle une entorse au poignet. « On a empêché Bagui Traoré a cherché d’entrer dans la mairie, il nous a menacés », affirme également la fonctionnaire. Dans le tribunal, Bagui a lui aussi sa « cour », ses amis qui le regardent avec respect. Et il en joue : « Si j’avais voulu rentrer de force, je serais rentré de force, » décrète-t-il. Ou encore : « Si j’avais frappé la policière, elle n’aurait plus de tête ».

 

Pour Bagui, c’est la

treizième condamnation

 

« Ce soir-là, je suis venu à la mairie pour soutenir ma sœur Assa, reprend Bagui Traoré. Ma mère m’a dit de me calmer. J’étais sur les marches, quand la policière met le gaz je suis derrière elle, j’avais perdu ma respiration. Pourquoi a-t-elle fait ça ? Je n’en sais rien. »« Il n’y a pas eu de perquisition chez Bagui Traoré pour retrouver ses vêtements, s’étonne Me Noémie Sadi-Cottier. Et pourquoi ne pas l’avoir arrêté en flagrant délit, seulement cinq jours plus tard ? » interroge-t-elle. Son client a été arrêté le 22 novembre à 8 heures alors qu’il sortait du train, à la gare de Bouffémont, commune où il est employé dans une entreprise du BTP. Lors du contrôle, il a fait feint de présenter sa carte d’identité et a pris la fuite. Les gendarmes de la brigade de L’Isle-Adam l’ont rattrapé et plaqué au sol. Cela faisait six ans qu’il n’avait plus eu de problèmes avec la justice. Il faut dire que son casier est bien rempli, quoi que ancien : douze condamnations pour des faits survenus entre 2005 et 2010 – dont sept lorsqu’il était mineur –, pour vols, extorsion de fonds avec violences, trafic de stupéfiants. C’est sa troisième incarcération. Lorsque la présidente déroule la liste de ses méfaits, Bagui Traoré baisse la tête ou regarde le plafond. Puis il souffle fort comme s’il lui fallait évacuer un ressentiment insupportable à l’intérieur. Quant à Yssoufou, il a été condamné une fois, en 2014 pour violences en réunion.

 

 

Lors d’une interruption de séance, Me Yassine Bouzrou s’entretient avec Assa Traoré (à gauche) et des proches des prévenus

(photo J.-L. G.).

 

L’avocate de la défense : « On a des personnes

assermentées qui peuvent avoir menti, comme

ces deux-là (les frères Traoré) peuvent avoir menti »

 

Vingt et une trente minutes, l’heure des plaidoiries. « Ce sont des victimes normales embringuées dans un dossier hors norme, commence Me Caty Richard. Comme le dit le chef de la Police municipale, elle est là pour assister les habitants, or ses membres ont eu à gérer des débordements où on sent la colère, la haine. Cette soirée du 17 novembre a eu un impact sur leur vie. Ils se sentent menacés à l’avenir. Il faudrait calmer le jeu, demander un euro symbolique. Mais pourquoi les sacrifier pour la paix sociale ? Pourquoi faire profil bas ? »

Dans le sillage de l’avocate des parties civiles, le procureur de la République, François Capin-Dulhoste, s’attelle à démonter lui aussi « le complot ». « Il n’y a pas d’acharnement. S’il y avait un complot, les victimes auraient tout vu, ce n’est pas le cas. Les Traoré sont présentés comme des ‘’prisonniers politiques’’. Ce ne sont pas des prisonniers politiques et il n’y aura pas d’impunité, tonne-t-il. Je vous demande de les déclarer coupables, indique le magistrat à la Cour, en faisant clairement le distinguo entre Bagui et Yssoufou qui n’a pas commis de violences. De considérer la gravité des faits et la personnalité des prévenus ».

A l’encontre d’Yssoufou, il réclame une condamnation de six mois dont trois avec sursis et six mois d’interdiction de séjour à Beaumont (seule la première sanction sera retenue). A propos de Bagui, il fait observer qu’ « il est énervé depuis très longtemps, bien avant le 19 juillet 2016 (date du décès de son frère Adama), c’est lui qui s’acharne sur la société, ce n’est pas la société qui s’acharne sur lui. Déjà douze condamnations, on est dans du lourd. Mais c’est un bon garçon qui doit faire face à l’arbitraire de la Gendarmerie et de la Mairie de Beaumont, certainement victime de douze erreur judiciaires », ironise-t-il avant de requérir « dix mois d’emprisonnement et une interdiction de séjour de trois ans à Beaumont. » On entend des « oh ! » de stupéfaction chez les soutiens des deux frères. Les parties civiles quittent la salle. Dans une menace à peine voilée, un jeune homme parmi l’assistance lâche à leur adresse : « A demain ».

La parole est à la défense. Mes Yassine Bouzrou et Noémie Sadi-Cottier, deux jeunes avocats brillants, s’y mettent tour à tour. Le premier ne mâche pas ses mots : « Une enquête de très mauvaise qualité, à charge », dénonce-t-il. Ses accusations vont crescendo : « Une enquête bidon, minable, pourrie… » Il ajoute, en appuyant sur les conditions de la mort suspecte d’Adama, cet été. « On n’a pas confiance en vous (le Parquet), c’est vrai ». Il déplore qu’on n’ait pas interrogé des témoins à décharge. « Le parquet aurait parfaitement pu entendre Jean-Michel Aparicio, élu de l’opposition et policier de profession, qui a critiqué l’usage de la bombe lacrymogène ». Sa consoeur prend le relais : « Des gendarmes ont subi des menaces, des insultes, c’est vrai, les vidéos le montrent, mais c’est ni lui, ni lui, dit-elle en désignant les deux frères. Bagui est victime d’une erreur judiciaire, il s’est fait gazer et il est enfermé à Osny. On a des personnes assermentées (les deux gendarmes et les six policiers municipaux) qui peuvent avoir menti comme ces deux-là peuvent avoir menti ».

Il est 0 h 17, la présidente rend enfin la décision du Tribunal. D’abord pour Yssoufou Traoré qui écope de trois mois de prison ferme mais n’y retournera pas car la peine est aménageable en travaux d’intérêt général. Cette nuit-là, il sera de retour chez lui, à Boyenval. Sa famille et ses amis sont soulagés. Son frère retrouve le sourire. Il le perd rapidement à l’écoute de sa condamnation : huit mois de prison, deux ans d’interdiction de séjourner à Beaumont et plus de 7 000 € en règlement du préjudice subi par les représentants des forces de l’ordre. « Comment je vais payer, je suis en prison ? » s’étrangle-t-il. « T’inquiète pas, on paiera l’amende ! » lui lance un proche. Les siens sont sonnés par le verdict mais la sortie s’effectue dans le calme. « Une honte pour la justice du Val-d’Oise », critique sa sœur Assa, face aux caméras rallumées.

 

Des gendarmes dans le hall de l’Hôtel de Ville, le 17 novembre dernier. A l’extérieur, des incidents viennent d’éclater (photo J.-L. G.).