« Je ne voulais plus en parler, et puis… »

« Je ne voulais plus en parler, et puis… »

 

Ce jeudi 11 mai, une stèle sera inaugurée à Méru pour commémorer le 50e anniversaire de la catastrophe de l’usine Rochel qui avait fait 4 morts et 49 blessés graves, parmi lesquels la Beaumontoise Guislaine Gatellier. Son témoigne est poignant.

 

Elle habitait rue des Martyrs, à Méru, une adresse prémonitoire. Mais, à 18 ans, on n'imagine pas le danger, seule l’insouciance vous guide. « Je voulais donner mon compte, un autre travail m’attendait. Ma mère m’a conseillé de rester : ‘’Tu vas passer pour quelqu’un d’instable’’, me disait-elle. » Guislaine est beaumontoise depuis 1970, l’année de son mariage avec Jean Gatellier. Elle est née Martynyszyn, de parents polonais et a grandi dans le sud de l’Oise. En 1967, elle est employée à l’usine Rochel, entreprise méruvienne de conditionnement de bombes aérosols et de peinture. Près de 90 personnes y travaillent, beaucoup de jeunes femmes, certaines sont des adolescentes de tout juste 14 ans. Le 11 mai, à 8 h 02, c’est la catastrophe. « Je devais préparer l’étiqueteuse, raconte Marc Vivet, 16 ans à l’époque, dans ‘’L’ Echo du Thelle’’. Au-dessus du sol, il y avait une nappe blanche de gaz propane. J’ai prévenu mon chef d’équipe car je n’osais pas redémarrer les machines, de peur que ça explose. Devant mon hésitation, il m’a ordonné d’appuyer sur le bouton pour redémarrer la machine en m’assurant que c’était du gaz fréon, ininflammable. Face à l’autorité du chef, j’ai dû m’exécuter. J’ai appuyé sur le bouton, il y a eu une étincelle, ça été l’explosion, j’ai été projeté, tout s’est enflammé d’un coup. » Malgré de sérieuses blessures, le gamin se comporte en héros : il aide plusieurs ouvrières à échapper au pire. « Je mettais des laques dans les cartons, j’étais dans le même atelier mais loin du départ du feu, se souvient Guislaine. Il y avait de petites flammes par terre. Je me suis sauvée par la porte de sortie, et en me retournant, j’ai vu ça, dit-elle en désignant la photo que nous lui tendons : une immense fumée. J’avais le visage et les mains brûlés, je criais, ça me brûlait, j’ai couru vers l’usine Parker. Mes bas nylons avaient fondu dans les chairs. »

Le bilan est très lourd : 4 morts, 3 filles âgées de 16 ans et un homme, et 49 blessés graves. Guislaine est brûlée au 2e et 3e degrés. « On m’a transporté à l’hôpital de L’Isle-Adam, j’y suis restée pendant six mois. Mon visage était recouvert de croûtes rougies, je sentais l'odeur de mes cheveux brûlés. Les bonnes sœurs, qui nous faisaient les piqûres, étaient d’une gentillesse extrême. Une jeune femme me donnait à manger à la cuillère, c’est devenue une copine. » Par pudeur, elle n’évoque pas les nombreuses greffes de peau subies, aussi parce qu’elle est de ces gens qui jamais ne se plaignent en pensant à celles qui sont parties. « Jocelyne Plichon était plus jeune que moi, elle était asthmatique, son lit était à côté du mien, et en face il y avait celui de Madame Durieux, une femme d’une quarantaine d’années. On parlait ensemble toutes les trois. Un jour on place un rideau entre mon lit et celui de Jocelyne, je pense : ‘’Mince, ça ne va pas être marrant pour se parler’’. Elle n’était plus là. On me dit qu’elle a été transportée dans un autre hôpital. Quelques mois plus tard, mon père, en pleurs, m’avoue qu’elle est morte. Elle avait demandé à Madame Durieux de la veiller, elle lui avait dit : ‘’Je ne veux pas mourir seule dans mon lit’’. »

 

Les blessés sont transportés vers Pontoise, Beauvais, L’Isle-Adam. Les plus graves sont évacués par hélicoptère à Suresnes (reproduction photo Le Parisien).

Bien plus tard, en 2005, Guislaine apprend qu’elle est porteuse de l’hépatite C. On lui demande si elle a été transfusée. « Oui, il y a longtemps… » Les souvenirs douloureux redeviennent d’une actualité impitoyable. Pendant dix ans, elle se rend une fois par semaine à l’hôpital Beaujon, à Clichy-la-Garenne, pour recevoir un « traitement dur », épuisant. « En même temps, je faisais des ménages pour payer la maison de retraite de ma mère. » Au bout de six mois, sa santé se détériore : une méningite est diagnostiquée. Cinq semaines d’hospitalisation à Beaumont. Elle a survécu aux flammes, alors pas question pour cette vraie lutteuse de lâcher l’affaire. « Quand, il y a deux ans, on m’a proposé un nouveau traitement. J’ai dit : ‘’Oui, je veux voir grandir mes petits-enfants.’’ » Elle s’interroge : « Les victimes de Méru ont-elles eu les mêmes problèmes que moi ? Comment vieillissent-elles ? » Cette question l’a poussée à contacter son ancienne commune à l’approche du sinistre anniversaire. Le cinquantième. Une cérémonie du souvenir se déroulera le jeudi 11 mai, à 11 h 45. Une stèle en mémoire des victimes sera dévoilée dans la rue (baptisée de la date de la catastrophe) du 11-Mai 1967, près du passage à niveau, dans la zone industrielle de Méru. « C’était des gamines, et là des grand-mères vont se retrouver », intervient Jean. « Elles ont fait comme moi, reprend sa femme. Elles ont repris leur vie, se sont mariées, ont eu des enfants… », Trois garçons pour Guislaine : Jean-Paul, Philippe et le plus jeune, Adrien, qui vient de décrocher son diplôme d’ingénieur. « Je n’en parlais plus, je ne voulais plus en parler, et puis… » Et puis, il y a eu l’envie de retrouver les copines d’une jeunesse interdite de robes qui ont réussi à surmonter leur drame. Des femmes de courage.