Deux équilibristes sur l'Oise et Jean Gabin sur la rive

Deux équilibristes sur l'Oise et Jean Gabin sur la rive

 

Spécialiste de jean Gabin, Patrick Glâtre, ancien professeur au collège Jacques-Monod à Beaumont, raconte une scène exceptionnelle sur l’Oise de « Chiens perdus sans collier », un film de 1955.

 

En ce joli matin du mois de mai 1955, plusieurs milliers de personnes sont rassemblées sur le pont qui relie Persan à Beaumont ainsi que sur les deux rives de l’Oise. Des sauveteurs en barque se tiennent prêts en cas d’accident. A quatorze mètres au-dessus de l’eau, le funambule Fabien Traber et son jeune frère s’apprêtent à traverser la rivière sur un fil long de cent-vingt mètres. Ils sont les doublures de Robert Dalban et Jacques Moulières pour la réalisation d’une séquence destinée au film de Jean Delannoy, « Chiens perdus sans collier ». L’histoire, adaptée du roman de Gilbert Cesbron, traite d’un juge (Jean Gabin) qui s’attendrit sur le cas de trois gamins de l’Assistance publique devenus délinquants et tente de les remettre dans le droit chemin. Le troisième d’entre eux, Gérard, fils d’une prostituée (Dora Doll), s’est enfui pour la retrouver, elle et son amant acrobate qui vivent sur les bords d’un fleuve.

Pour le film, le fil-de-fériste doit faire semblant de perdre l’équilibre à plusieurs reprises, le jeune garçon assis à califourchon sur ses épaules. Cet exploit nécessite quatre jours de tournage et plus de cent-cinquante figurants – dont de nombreux beaumontois –, censés jouer des spectateurs assistant à cette traversée peu banale, depuis une fête foraine se déroulant sur le quai Edith-Cavell. Jean Gabin regarde la scène, enfoncé dans son fauteuil de toile, insensible à la foule qui va et vient autour de lui, un béret basque enfoncé jusqu’aux oreilles.

« Tiens, je me rappelle en 14, j’ai vu sauter ce pont-là, c’était pas beau, raconte-t-il à un journaliste. J’habitais Mériel à cette époque. Ma sœur y est toujours. J’y retourne de temps en temps. Dis donc, l’équipe de football existe-t-elle toujours ? »

- Bien sûr, répond le chroniqueur.

- J’avais un pote, Saint-Paul, je me demande ce qu’il est devenu. Il doit y avoir beaucoup de personnes à Méry et à Mériel qui se souviennent de moi. Je suis arrivé à l’âge de quinze jours en 1904. Mon instituteur à Mériel, c’était le père Duvernois. Son petit-fils doit bien habiter dans le coin. Pui, après la communale, j’ai travaillé à Persan et à Montataire dans des usines. »

 

Les acteurs et le funambule se restaurent près de l'Oise (photo S. Beauvarlet).

 

Le visage tendu, chacun des membres de l’assistance retient son souffle. Le producteur est doublement angoissé. Cette acrobatie, qui durera cinq minutes à l’écran, coûte à elle seule 2,5 millions de francs et il est préférable de ne pas la recommencer. Trois caméras sont utilisées pour prendre des plans variés. Or, au milieu des prises de vue, deux appareils s’arrêtent subitement de fonctionner, nécessitant de refaire la très chère scène. Les acrobates doivent traverser l’Oise une deuxième fois, sans la moindre anicroche cette fois.

Béret sur la tête, assis sur sa chaise de comédien, Gabin assiste à l’exploit sans broncher. Puis, la traversée mise en boîte, il félicite les deux équilibristes à leur descente du mât et les invite à partager son déjeuner. Mais, obligé de suivre un régime très sévère pour incarner un svelte conducteur de camion dans son prochain film, il se contentera – à son grand désespoir – de les regarder manger. Un supplice !

Quelques mois après le tournage, le 8 février 1956, la Commission municipale de solidarité de Beaumont-sur-Oise organise une soirée de gala au profit des anciens. Le film est précédé d’un concert de l’orchestre Jazz club de Beaumont. Les résultats financiers de la séance permettront à la Municipalité et au Bureau d’aide sociale de distribuer cent kilos de charbon à plus d’une centaine de déshérités de la commune.

Le bref séjour à Beaumont a revêtu pour Gabin l’aspect d’un pèlerinage, un retour sur les lieux de la sa jeunesse.

 

Originaire de Mériel, Jean Gabin avait travaillé dans une usine à Persan avant de devenir acteur. Pour lui, ce film est l'occasion d'un retour aux sources de sa jeunesse (photo S. Beauvarlet).
A PROPOS DE PATRICK GLÂTRE 

Diplômé de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Patrick Glâtre est chargé de mission Images & cinéma au Départemental du Val-d’Oise. Il a consacré trois livres au célèbre acteur décédé il y a quarante ans : « Jean Gabin, la traversée d’un siècle » (Créaphis, 2004), « Jean Gabin, acteur de la libération de Royan » (Bonne-Anse, 2015), « Gabin-Dietrich, un couple dans la guerre » (Robert Laffont). Consultant pour l’émission « Un jour, un destin, Jean Gabin » (France 2), il lui a aussi dédié un documentaire « Jean Gabin, une enfance à Mériel », mêlant archives familiales, extraits de l’Institut national de l’audiovisuel, commenté par Vincent Lindon, diffusé en boucle au musée Gabin de Mériel. Il a également participé à l’écriture du documentaire « Jean Gabin, une âme française » (France 5).